TT192, la tombe de Kherouef de son nom de naissance Sesh

Le gigantesque complexe funéraire TT 192 de Kherouef (terme plus approprié que celui de simple 'tombe') a été imaginé grandiose, ce qui indique à la fois la puissance et la richesse de celui qui fut l'intendant de la reine Tiy, Grande Épouse Royale d'Amenhotep III (), à une époque où l'Égypte est au sommet de sa gloire et de sa prospérité. Le monument était très loin d'être achevé quand, pour une raison inconnue, le chantier a été abandonné.
Ce que l'on désigne -classiquement- de nos jours comme "la tombe de Kherouef", ne concerne que l'entrée et la partie ouest du portique entourant l'avant-cour, une toute petite portion du monument.
Avec son aspect sombre, ses murs partiellement noircis, son absence presque complète de couleurs, le monument est peu engageant, et rares sont les touristes non avertis à le visiter, alors qu'il se trouve pourtant à proximité du temple de Deir el Bahari… et qu'il s'agit d'une des très rares tombes encore ouvertes au public à Louxor.
Nous allons voir dans cette présentation qu'il s'agit d'un monument d'une grande qualité artistique et d'une grande importance historique pour essayer de comprendre la période trouble située à la charnière des règnes d'Amenhotep (Aménophis) III et de son fils et successeur Amenhotep IV (qui deviendra Akhenaton), posant notamment la question de la corégence entre les deux souverains.

La tombe a été initialement visitée par Adolf Erman, en 1885. Puis vint Alan Gardiner et Nina de Garis Davies en 1923, suivi de Ahmed Fakry en 1943 qui a procédé à d'importants travaux de dégagement et de relevés. Enfin, L'Epigraphic Survey de l'Université de Chicago a fait le relevé complet du monument dans les années 50-60, et l'ouvrage résultant, publié par l'Oriental Institute en 1978, sert de base à nos pages.

SITUATION ET ARCHITECTURE

La tombe se situe à Louxor, sur la rive ouest du Nil, au pied de la colline de l'Assassif, tout près de la chaussée menant au temple funéraire d'Hatchepsout à Deir el Bahari.
De manière très originale, la tombe a été creusée dans le socle rocheux, en contrebas de la surface du désert ; après des siècles d'accumulation de poussière, sables et détritus, la situation profonde du monument est encore plus visible aujourd'hui, puisqu'il faut descendre une assez longue rampe pour y aboutir.

La présence d'une première cour à portique en contrebas du niveau du désert constitue une innovation rare par rapport aux habitudes de la XVIIIème Dynastie : seules les tombes de , de Khaemhat (TT57) et d'Imhotep (TT 102) présentent un certain nombre de traits communs. Dans l'Assassif, seule la chapelle funéraire de Senenmout, TT 353, est creusée dans le sol, mais son agencement est très différent.

Plan initial

La tombe de Kherouef comprend cinq parties :

1) - Par une rampe inclinée de 15° vers l'ouest, on accède à une première porte décorée, faisant partie d'un vestibule.
Les photos réalisées avant l'édification des murs modernes de protection montrent que l'axe d'entrée donne sur la cime thébaine dans le lointain ().
L'entrée du monument se situe à l'est, et l'inclinaison de la paroi de chacun de ses côtés est de 7°, très proche des 7,5° des pylônes de Karnak. L'ensemble imite donc l'entrée d'un temple, et le complexe lui même (hors appartements souterrains), a été imaginé comme tel.
2) - Vient ensuite une avant-cour à ciel ouvert. Elle aurait dû être entourée sur tous ses côtés par un portique soutenu par 39 colonnes, dont deux engagées dans le pylône ouest. Par une petite rampe d'accès, celui-ci ouvrait dans la première salle à piliers.
3) - Une première salle à piliers couverte, avec trois rangées de dix colonnes.
4) - Une seconde salle à piliers, représentant la chapelle funéraire, perpendiculaire à la première, orientée selon un axe est – ouest presque parfait. Il était prévu qu'elle comporte deux rangées de dix colonnes chacune, et qu'elle se termine par une niche abritant une ou des statue (s) du défunt.
5) - Enfin, des appartements souterrains, dont l'entrée se trouve à l'angle sud – ouest de la première salle à piliers.

Abandon de la construction

Un jour, le plafond de l'angle sud-ouest de la première salle à piliers s'effondre, obstruant l'entrée du souterrain qui mène dans la chambre sépulcrale. Cet accident s'est certainement accompagné du bris de nombreuses colonnes.
Un second éboulement touche le portique ouest dont l'aile sud se trouve comblée de débris jusqu'à une certaine hauteur. Cet éboulement, catastrophique à l'époque, a néanmoins permis de sauvegarder des iconoclastes les reliefs qui étaient cachés par les déblais et donc difficiles à atteindre. C'est ici que se trouve la seule représentation survivante de Kherouef.
L'obstruction du corridor souterrain menant aux appartements funéraires a sans doute été la cause de l'abandon du chantier. Mais ce n'est pas la seule explication possible. Des raisons politiques peuvent aussi être envisagées, surtout si l'on considère les martelages datant du règne d'Akhenaton : une disgrâce de l'ex-"homme fort" de l'époque d'Amenhotep III est envisageable. Peut être aussi Kherouef est-t-il tout simplement mort, ce qui a entraîné l'arrêt du chantier avant même l'écroulement ? Sauf découverte de nouveaux documents, nous ne le saurons jamais, tout comme nous ignorons ce qu'il est advenu de lui, puisqu'il n'a jamais reposé dans cette tombe.

Le monument au moment de l'abandon du chantier

1) - Le gros oeuvre

Les tailleurs de pierre et manoeuvres avaient accompli un travail considérable : la rampe d'accès (dont les murs sont cependant restés bruts), le vestibule, le couloir d'entrée, le passage vers la cour, étaient achevés.

2) - Le portique ouest

Il n'était pas complètement fini. Les murs (et le plafond) étaient taillés et polis sur une hauteur de 3,50m au sud et de 5m au nord ; le sol, l'architrave et quatre colonnes de l'aile nord ainsi que le passage menant vers la première salle à piliers étaient achevés, ce qui n'est pas le cas des récessus nord et sud qui n'ont été qu'ébauchés grossièrement.
Quatre colonnes semblent avoir été achevées et ciselées dans l'aile nord. Leur alignement fait avec la perpendiculaire à l'axe du monument un angle de 4,5°. Par ailleurs, si les murs droit et gauche avaient gardé leurs angles initiaux, ils n'auraient pas été parallèles aux colonnes. Ils ne sont pas non plus exactement dans l'axe l'un de l'autre.
De ce fait, il existe une différence d'épaisseur de roche considérable entre le portique ouest et la première salle à piliers : 0,50m au nord, mais 3,55m au sud ().
Actuellement, on a l'impression qu'il existe un couloir de part et d'autre de l'entrée, ce qui est faux : pour éviter un nouvel effondrement, les restes de colonnes donnant sur la cour ont été consolidés par l'ajout de maçonnerie. Le tout est sécurisé, mais la lumière du jour n'éclaire plus les parois.

3) - Les murs nord et sud de la cour

Ils sont parallèles à l'axe central, mais le mur nord est plus long de 1,20 que le sud, sans accident géologique pour expliquer cette anomalie. Aucune des colonnes prévues n'a été seulement ébauchée, mais des dessins à l'encre rouge confirment qu'elles étaient prévues des deux côtés.

4) - Le portique est

Ce portique, qui est le premier qu'on rencontre après le corridor d'entrée dans le monument, n'est pas parallèle à celui de l'ouest en raison de la différence de longueur des murs nord et sud, qui est encore aggravée par une déviation supplémentaire de 7° par rapport à l'axe central.

Ainsi, il existe plusieurs graves anomalies architecturales dans le monument. Il semble bien qu'elles soient toutes dues à des erreurs humaines.

5) - La première salle à piliers

Les murs ont été mis à l'équerre et aplanis. De rares colonnes ont été ciselées. Elles comportent des abaques, mais pas de chapiteaux.

6) - La seconde salle à piliers

Les murs sont achevés sur la moitié de la longueur initialement prévue.

7) - Corridors des appartements souterrains et chambres funéraires factices de la partie haute

Tous deux sont achevés, mais pas leurs contreparties réelles situées plus bas.

8) - Le travail des sculpteurs

Il était beaucoup moins avancé, puisqu'ils n'avaient réalisés (incomplètement) que l'entrée et les ailes nord et sud du pylône est.

9) - Les peintres

Ils n'avaient achevé que les montants d'entrée, le mur sud du passage d'entrée, les registres supérieurs du mur de l'aile nord, le plafond de l'aile sud, et quelques inscriptions. La longue inscription de l'an 30 dans l'aile sud avait reçu son badigeon blanc préparatoire à la peinture.

Le complexe souterrain

L'entrée du corridor d'accès se trouve dans l'angle sud–ouest de la première salle à piliers. Une descenderie raide, comportant deux angles droits, mène à 20m sous le niveau du sol. Ce chemin mesure selon Nims 37,50m alors que la mesure que nous avons faite sur son plan donne 41,70m.
Nous aboutissons ainsi aux premiers appartements qui se composent d'une antichambre et d'une salle transversale à laquelle sont annexées trois petites pièces. Il semble que cet ensemble constitue un faux appartement funéraire, un leurre destiné à tromper les pillards. En effet, dans la partie haute du mur nord de la salle transversale s'ouvre une ouverture (qui aurait du être bouchée après l'enterrement) donnant dans un nouveau couloir qui descend 8,5m plus bas. Ici encore nous sommes en désaccord avec Nims qui fixe sa longueur à 23m alors que d'après l'échelle de son propre plan elle est de 34,60m. A l'extrémité du couloir se trouve un nouveau complexe de chambres, sans doute le vrai.

Les dÉgradations subies par le monument

Nous avons déjà parlé des effondrements du plafond. Les colonnes des deux salles à piliers sont également fracassées, mais leur plafond, quoique fragilisé, a tenu. Il est probable que les tremblements de terre qui secouent parfois la région sont pour quelque chose dans ces dégâts. Dans les zones gravées et peintes, la remontée de sel dans la roche a entraîné des mutilations qu'il est parfois impossible de différencier des actes de vandalisme, notamment dans l'aile sud.

Le décor du monument a durement souffert de la main des hommes, et ceci après l'effondrement du toit, et donc après que le chantier ait été abandonné (ou en même temps).
On peut classer ces dégradations humaines en deux catégories, pendant et après le règne d'Akhenaton.

1) - Pendant le règne d'Akhenaton

a) - Les inscriptions

Les zélateurs de "l'hérétique" s'en sont pris au nom du dieu Amon, martelé en plusieurs endroits, mais jamais lorsqu'il se trouvait dans un cartouche royal (Amen-hotep). Le pluriel "dieux" a été attaqué, mais étrangement aucun des dieux autres qu'Amon n'a été touché. Le nom et les titres de Kherouef ont également en grande partie disparu.

b) - Les personnages

Kherouef a été martelé chaque fois que son image était accessible. Le seul endroit où il est épargné se situe dans l'aile sud, sous le trône des souverains (qui n'ont bien sûr été inquiétés nulle part). Par contre, juste à côté et légèrement plus haut, son image a été martelée, jusqu'au niveau du pagne seulement. Or c'est précisément dans cette zone du monument qu'a eu lieu un éboulement dont les débris ont donc sauvé Kherouef d'un anéantissement pictural total.
La même chose se vérifie pour tous ses compagnons qui participent, comme lui, aux fêtes jubilaires : ils ont tous été effacés lorsqu'on a pu les atteindre.
A noter aussi le martelage de deux prêtres de Ptah revêtus d'une peau de léopard. Il ne s'agit pas d'un cas unique, dans de nombreux monuments les prêtres revêtus de la peau de l'animal ont été effacés, sans que la cause en apparaisse évidente.

Le fait que l'on se soit attaqué non seulement à Kherouef, mais aussi à ses compagnons semble indiquer que ce n'étaient pas (du moins pas uniquement) les personnages eux-mêmes qui étaient visés, mais bien la cérémonie du jubilé royal, qui devait avoir trop de rapports avec la religion traditionnelle.

c) - L'effacement des noms est-il contemporain de celui des personnages ?

On s'accorde généralement à considérer que les persécutions dues à Akhenaton se sont produites dans le dernier tiers du règne, après le décès de la reine Tiy.
Si Kherouef lui même a pu être attaqué n'importe quand, il est possible (hypothèse de Nims) que, par respect pour elle, on n'ait pas touché jusqu'à sa mort aux scènes qui représentaient son jubilé.

2) - Après le règne d'Akhenaton

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Cette fois ce sont les traces de ce dernier qu'on s'est acharné à faire disparaître, sans toutefois prendre la peine de restaurer le nom d'Amon. Les représentations du roi ont été violemment martelées, entraînant la chute de portions significatives de paroi.

Devenir du complexe de Kherouef

Durant la XIXème Dynastie, huit tombes ont été creusées dans le portique est et dans les murs sud et nord de la cour.
Une stèle, placée sur la face sud du pilier paraaxial droit du portique est, est désignée comme la tombe TT 193 de Ptahemheb (date incertaine).
Quelques puits funéraires ont été creusés dans la cour, tandis qu'autour du complexe, s'étend un entrelacement inimaginable de galeries, de salles plus ou moins finies, parfois voûtées, la plupart du temps anonymes. De nombreuses collisions se sont produites, et certaines galeries peuvent n'être séparées les unes des autres que par quelques centimètres de roche.

Une page spéciale sera (le plus tôt possible) consacrée à ces tombes : "Autour de Kherouef"

À l'époque ptolémaïque, une partie de l'aile nord du premier portique fut isolée par un mur de briques crues, qui se prolongeait dans la cour, et recouverte d'un toit.

KHEROUEF, LE PERSONNAGE

Kherouef a servi sous le règne d'Amenhotep III et de son fils Amenhotep IV, à l'époque où ce dernier n'était pas encore Akhenaton. Les deux souverains sont représentés dans le monument funéraire, ainsi que la reine Tiy qui avait acquis une influence politique et religieuse importante à la fin du règne d'un Amenhotep III malade. Kherouef obtient l'autorisation de construire son complexe funéraire à la fin du règne du vieux souverain, en même temps ou juste après le troisième jubilé de ce dernier.

Au moment où la décoration est réalisée, Amenhotep III est mort, ou a associé son fils au pouvoir dans le cadre d'une corégence. Celui-ci n'a pas encore imposé le nouveau style artistique qui sera si caractéristique du début de son règne, et la reine Nefertiti n'est pas encore présente.

Ce que nous savons sur la personne de Kherouef provient de sa tombe, mais aussi de l'étude par Labib Habachi et Jocelyne Berlandini de quatre statues entières ou fragmentaires, ainsi que de bouchons de jarre. Quelques cônes funéraires à son nom sont également connus..
Deux des statues ont été retrouvées dans le complexe funéraire, fracassées. La première est coupée au niveau de la taille et toute la partie supérieure est perdue ; la seconde n'est représentée que par quelques inscriptions et une tête qui se trouve actuellement dans une collection privée ()

En regroupant ces éléments, on apprend certaines choses, mais rien sur la vie privée, ni le déroulement de la carrière de ce très haut fonctionnaire.

1) - Kherouef et sa famille

Le nom de Kherouef n'est pas le nom de naissance du propriétaire de la tombe 192. Celui-ci est Sesh (qui signifie scribe), nom qui apparaît cinq fois dans la tombe, dont trois fois sous la forme "Sesh, qui est appelé Kherouef".
- Son père s'appelle Siked. Il était "Scribe de l'Armée du Souverain des Deux terres", un poste prestigieux.
- Sa mère se nomme Rouiou, et porte les titres de "ornement royal, chanteuse d'Isis, la mère du Dieu", ainsi que "chanteuse d'Amon". Il est probable qu'elle a exercé ses talents au cours du premier Jubilé.
- Il n'y a pas de preuve que Kherouef ait été marié ; cependant, la dame Henoutneferet citée dans la tombe est désignée comme "senet-f", qualificatif pouvant désigner une épouse aussi bien qu'une sœur. Aucun enfant n'est mentionné.

2) - Kherouef cumulait des titres très importants

a) - Des titres généraux

Ils montrent que Kherouef est manifestement un homme très proche du couple royal, et en particulier de la reine.
- "Scribe (ou vrai scribe) royal"
- "Noble et comte (ou gouverneur) "
- "Porteur du sceau royal"
- "Premier Héraut du roi",
titre fréquemment mentionné
- "Celui qui est efficient pour son Horus" (= son roi)
- "Intendant"
- "Intendant de la Grande Épouse Royale Tiy"
- "Intendant de la Grande Épouse Royale dans le domaine d'Amon"
. Ceci implique une relation étroite entre Kherouef et le temple d'Amon, et avec son clergé, ce qui pourrait expliquer sa disgrâce sous Akhenaton.

b) - Des titres en rapport avec les première et troisième fêtes du jubilé

Kherouef a en effet eu en charge la préparation des jubilés de l'an 30 puis de l'an 37 d'Amenhotep III.
- "Gouverneur du palais"
- "Gouverneur du palais dans la fonction du jubilé"
- "Serviteur du roi lors du jubilé"

Une statue de Bubastis et des graffiti en Assouan attestent que Kherouef fut amené à se déplacer au nord comme au sud du pays dans le cadre de la préparation de ces fêtes grandioses.

On peut apprécier la faveur dont il jouissait en lisant l'inscription dédicatoire lors du troisième jubilé, particulièrement laudative : "Le prince, le gouverneur, le grand compagnon au pied du trône du roi, l'excellent confident du souverain, le favori d'Horus en sa maison, que le roi a promu au dessus d'autres plus grands que lui, dont le caractère satisfait le seigneur de Double Pays, le scribe royal, et intendant de la Grande Épouse royale Tiy, Kherouef [..]"